Amour, suicide, héritage, politique et jeu de pouvoir, l’affaire dite du Baiser de Brancusi rivalise avec les séries les plus haletantes et fait pétiller les papilles des juristes passionnés d’art… Décryptage de la décision du Conseil d’Etat du 2 juillet 2021 par Diane Loyseau de Grandmaison, avocate au Barreau de Paris.
Tatiana Rachewskaïa, jeune étudiante russe, se suicide en 1910 à Paris, par dépit amoureux, dit-on. Inhumée au cimetière du Montparnasse, son père commanda sa stèle funéraire à Constantin Brancusi, artiste sculpteur d’origine roumaine, précurseur de l’art abstrait, qui avait réalisé dès 1909 l’œuvre Le Baiser, issue d’une série représentant deux amants fusionnels étroitement enlacés. Durant plus d’un siècle, cette sculpture en pierre magnifiquement épurée, ornant la stèle dont l’épitaphe avait également été réalisée et signée par Constantin Brancusi, faisait discrètement le bonheur des taphofiles et amoureux romantiques.
Mais la fructueuse vente aux enchères, en 2005, d’un marbre du même artiste intitulé l’Oiseau dans l’espace, éveilla l’appétit financier de ses ayants droit et d’un marchand d’art, qui imaginèrent de désolidariser la sculpture de sa stèle, de l’exporter et de la vendre aux enchères. Pour s’y opposer, le Ministre de la culture éleva cette sculpture au rang de trésor national et la totalité de la sépulture fut inscrite au titre des monuments historiques par le préfet de Paris. S’en suivit une bataille juridico artistico politique sans merci, aux termes de laquelle, par décision du 2 juillet 2021 (n°447967 chambres réunies 10ème et 9ème), le Conseil d’Etat a considéré que l’ensemble indivisible composé de la sculpture, de la stèle et de la tombe, constituait un monument funéraire et un immeuble par nature, au sens de l’article 518 du code civil. L’inscription de cet immeuble par nature au titre des monuments historiques, sans accord des propriétaires, était donc légale et ne constituait pas une privation du droit de propriété, même si elle en limitait effectivement l’exercice.
Le Conseil d’État confirme le classement au titre des Monuments historiques du Baiser de Brancusi
Une telle décision n’était pas évidente, la majorité des œuvres d’art étant considérée comme des biens meubles, ou alors, même si c’est plus rare, comme des immeubles par destination, lorsqu’elles sont attachées au fonds à perpétuelle demeure, c’est-à-dire lorsqu’elles font corps avec des boiseries ou sont scellées et ne peuvent pas être détachées sans fractures ni détériorations. Les statues sont également des immeubles par destination lorsqu’elles sont placées dans une niche pratiquée exprès pour les recevoir (article 524 et 525 du code civil).
Pour justifier cette décision, le Conseil d’Etat a analysé les intentions du père de la défunte, qui avait commandé, en son hommage, un monument funéraire dont la stèle était destinée à accueillir Le Baiser, la sculpture étant incorporée à la stèle faisant socle, implantée sur la tombe, portant épitaphe (…) gravée et signée de Brancusi (…). Le Conseil d’Etat en a déduit que la sculpture aurait perdu de son individualité lors de son incorporation au monument funéraire et devait donc être considérée comme un immeuble par nature, en dépit du fait que l’œuvre n’ait pas été réalisée à cette fin par Constantin Brancusi, ni qu’elle ait été implantée quelques semaines après le décès de la jeune femme.
L’opportunité de cette décision ne fait pas de doute du point de vue de l’intérêt général de conservation du patrimoine national, du respect de la sépulture de Tatiana Rachewskaïa et de la volonté de ses proches de lui rendre hommage au travers de cette sculpture incorporée à sa stèle. Néanmoins, au regard de la protection accordée aux œuvres de l’esprit par le droit d’auteur, comment ne pas s’interroger au sujet de cette conception de perte d’individualité d’une œuvre d’art, au prétexte qu’elle aurait été incorporée après sa création dans un édifice ayant la nature d’immeuble par nature ?
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